

Quelles relations les médias entretiennent-ils avec le monde ?
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Dix ans se sont écoulés depuis le lancement d’Altermondes, revue qui ambitionnait d’apporter un contrepoint au traitement partial et partiel que donnaient les médias de l’actualité internationale. Beaucoup de chemin a été parcouru, mais le contexte a-t-il réellement changé ? Quelles relations les médias entretiennent-ils avec le monde ? Entretien avec Florence Aubenas, grand reporter au Monde et Edgar Morin, sociologue.
David Eloy : En 2005, Altermondes est créée sur un constat : les médias parlent toujours des mêmes pays, des mêmes sujets, souvent parce qu’ils sont liés à des enjeux occidentaux. Ce constat est-il toujours valable ?

Florence Aubenas : Oui, et je crains qu’il le reste longtemps. Chaque pays regarde le monde à travers des focales
qui peuvent varier selon les périodes. Dans les années 1970, par exemple, il y avait une curiosité pour l’Amérique latine. Aujourd’hui, le continent, tout comme l’Asie, a quasiment disparu des médias. Cet effet de miroir vaut pour les citoyens comme pour les journalistes. Ce serait d’ailleurs un exercice intéressant que de créer une mappemonde qui permettrait de visualiser la couverture du monde faite par un journal pendant un an. Je suis persuadée que des pays entiers disparaîtraient.
Edgar Morin : Dans les médias français, la part du monde s’est complètement rétrécie. On observe de surcroît
une focalisation sur tout ce qui manifeste un conflit entre le monde occidental et le monde arabo-musulman. Ces constats sont symptomatiques d’un phénomène de rétraction sur soi. C’est déjà une tendance très française que de regarder nos problèmes à la loupe sans regarder ceux des autres, tout comme de penser que l’on est le pays le plus important du monde, mais nous vivons en plus une époque qui n’a pas d’horizon. Aucun avenir ne se dessine. Par peur ou par égoïsme, les gens se retournent vers le passé. Cette régression frappe tous les pays européens et se manifeste par la montée des partis nationalistes et xénophobes. Cela étant dit, si nous cristallisons sur la Syrie, Israël ou la Palestine, c’est de façon totalement unilatérale et superficielle. On se retrouve dans Edgar Morin : Dans les médias français, la part du monde s’est complètement rétrécie. On observe de surcroît une focalisation sur tout ce qui manifeste un conflit entre le monde occidental et le monde arabo-musulman. Ces constats sont symptomatiques d’un phénomène de rétraction sur soi. C’est déjà une tendance très française que de regarder nos problèmes à la loupe sans regarder ceux des autres, tout comme de penser que l’on est le pays le plus important du monde, mais nous vivons en plus une époque qui n’a pas d’horizon. Aucun avenir ne se dessine. Par peur ou par égoïsme, les gens se retournent vers le passé. Cette régression frappe tous les pays européens et se manifeste par la montée des partis nationalistes et xénophobes. Cela étant dit, si nous cristallisons sur la Syrie, Israël ou la Palestine, c’est de façon totalement unilatérale et superficielle. On se retrouve dans des polémiques absolument grotesques.
Le problème n’est pas de savoir s’il faut virer Bachar el-Assad ou pas. L’urgence est d’arrêter les massacres ! Or, au lieu d’arrêter l’incendie, on continue de l’alimenter. Dans mon adolescence, j’ai déjà vécu une époque d’aveuglement remarquable. On n’a jamais cru qu’Hitler pouvait arriver au pouvoir avec un petit parti aussi bizarre. On n’a jamais cru que la Guerre d’Espagne, dans laquelle la France n’est pas intervenue, annonçait la Seconde guerre mondiale. Et les Accords de Munich auront surtout permis de jeter l’URSS de Staline dans les bras d’Hitler. On est aujourd’hui confronté de nouveau à un aveuglement généralisé, même s’il ne prend pas les mêmes formes. Des forces régressives comme Al-Qaïda et Daesh se sont bien évidemment levées dans le monde musulman. Mais, nous savons aussi qu’elles ont été favorisées par les interventions militaires américaines en Afghanistan et en Irak.
F.A. : Je partage le point de vue d’Edgar Morin. Le monde se rétrécit. Dans l’histoire, il y a eu des périodes marquées par un appétit, une curiosité pour le monde. Mais, aujourd’hui, nous sommes dans une époque tout à fait inverse.
D.E. : Alors, que paradoxalement, le monde est très globalisé…
F.A. : Après la chute du mur de Berlin, en 1989, tout le monde a eu l’impression d’une embellie. Les droits de l’Homme ont pris un essor incroyable. Mais 2001 a sonné, pour moi, la fin de cette période. Pour les journalistes, ce tournant a été encore plus spectaculaire. Pendant très longtemps, la carte de presse était notre bouclier. Aujourd’hui, dans de nombreux endroits, nous sommes devenus des cibles. Cette situation a contribué à fermer le monde, à nous fermer le monde. C’est devenu absolument impossible pour un journaliste d’aller en Syrie, que ce soit côté Bachar el-Assad, ou côté rebelle. J’y suis allée l’été 2012, lors des printemps arabes. Les Syriens nous ont sauté dans les bras, notre présence était synonyme de liberté. C’était sidérant. Six mois plus tard, j’y retourne. Les troupes rebelles avaient avancé, la ville d’Alep était à moitié tombée et nous étions déjà des intrus. « L’Occident ne fait rien pour nous. Vous laissez Bachar nous bombarder avec des barils de gaz ! », nous reprochait-on. Aujourd’hui, couvrir la Syrie revient à faire du journalisme en chambre, de la géopolitique au sens le plus abstrait du terme.
E.M. : Nous sommes dans une époque planétaire dite de mondialisation, où tout est imbriqué. Le sort de l’humanité est inévitablement solidaire. Solidaire en raison de la dégradation de la biosphère, en raison d’une économie non régulée, dominée par la spéculation financière, en raison du déploiement des fanatismes religieux, en raison du déferlement incontrôlé de la technique et de la science. Nous vivons une époque absolument délirante, où l’humanité fait de plus en plus face à des problèmes de vie et de mort, mais où la seule question qui se pose est : l’humanité sera-t-elle capable de comprendre qu’elle vit une communauté de destins ? Sera-t-elle capable de traduire en actes cette volonté de l’affronter ? C’est au moment où nous n’avons jamais été autant mondialisés, citoyens de ce que j’ai appelé la « terre patrie », que le monde en tant que monde a totalement disparu de nos préoccupations ! Il est évidemment présent quand on prépare la Conférence internationale sur le climat, mais le dérèglement climatique n’est qu’un aspect du problème. Il ne s’agit pas seulement de produire de l’énergie propre, mais de transformer l’agriculture industrialisée, de repenser les villes polluées, de recréer de la biodiversité ! Nous sommes encore incapables de penser le global dans son rapport avec le local. Alors que le monde est présent en nous à chaque instant, nous faisons, comme s’il n’existait pas.
D.E. : Dans cette phase de régression, quelle est la place, la responsabilité des médias et des journalistes ?
F.A. : Je vais prendre l’exemple des réfugiés syriens. Dès le début, le débat a été orchestré autour du postulat que
les Français ne voulaient pas les accueillir. Très peu de réfugiés syriens étaient pourtant aux portes de la France.
On était dans ce qui est le pire de notre époque : une abstraction. Des gens que l’on voit à la télé, dont on ne veut pas, sans même chercher à savoir pourquoi ils sont partis, ce qu’ils viennent faire ici… Lorsque les Syriens sont arrivés en Europe, on leur a demandé où ils voulaient aller et voilà qu’ils ont répondu qu’ils ne voulaient pas venir en France ! Ce qui n’a pas empêché L’Express de titrer : « Pourquoi les Français n’en veulent pas ? ». C’est une façon de faire effroyable des médias, qui essaient de détourner le débat des véritables enjeux. Mais là où l’affaire devient très intéressante, c’est que ces réfugiés ont eu un effet miroir, ils nous ont renvoyé notre propre image. Des petites brèches sont alors apparues dans un débat jusqu’alors monolithique. Les Français se sont dits : « Les réfugiés sont arrivés en Allemagne et se sont installés dans des familles. Qu’est-ce que je fais s’ils viennent en France ? Est-ce que j’apporte une couverture ? Est-ce que j’en accueille dans ma famille ? Et si, tout d’un coup, comme sur l’île de Lesbos, il y a cinquante personnes dans mon jardin qui me demandent du pain. Est-ce que je leur en donne ? » Un problème abstrait est devenu concret. Pour la première fois, j’ai vu des gens transformer un problème global en « leur » problème. Ce débat a vraiment lieu et il peut être encouragé.
Philippe Merlant : Edgar Morin, que pensez-vous du rôle des médias dans ce rétrécissement du monde ?
E.M. : Les médias vivent le même somnambulisme que les autres membres des élites qui nous gouvernent. Ils
sont de plus en plus voués au sensationnel ou au pseudo-sensationnel. Et, de même que la presse régionale est
centrée sur sa province, la presse nationale devient une presse « provincialo-nationale ». Elle est centrée sur la
nation par une tendance qui tient à l’esprit du temps. Pourquoi peut-on parler de régression ? Parce qu’il y a eu une désintégration de la pensée politique, surtout celle de gauche, une désintégration de l’espoir dans un monde meilleur qui fait qu’on se replie dans le passé. Ce qui me frappe beaucoup, c’est le processus historique : l’esprit de Vichy revient sans avoir eu besoin d’un désastre militaire et d’une occupation allemande. Il ressuscite grâce au contexte de crise, de peur, de fermeture et de manque d’informations. Heureusement, une partie de la jeunesse voyage et s’ouvre aux autres. Pour réagir, il faut repartir à zéro. Il existe beaucoup d’initiatives porteuses d’avenir mais elles sont encore dispersées et n’ont pas pris forme historique. Une chose m’a frappé, lorsque je suis allé au Village Alternatiba de Paris, le 26 septembre dernier. Il y avait une foule énorme, un ensemble de forces vives qui se manifestent dans la société, mais pas un seul « grand » média.
P.M. : Florence Aubenas, il y a quinze ans, vous écriviez avec le philosophe Miguel Benasayag : « La presse ne vit pas tant dans la pensée unique que dans un monde unique où tout le monde s’accorde à juger tel événement digne d’intérêt et tel autre négligeable. ». Diriez-vous que « ce monde unique » des médias s’est encore rétréci ?
F.A. : Cette affirmation reste vraie dans les médias traditionnels. La différence, c’est Internet : de plus en plus de
personnes s’informent par ce biais. On n’a plus un monde commun où chacun partage, mais des petits mondes,
très cloisonnés, qui se côtoient. Dans la recherche de l’information, la société s’auto-organise en fonction des centres d’intérêt. Chaque question, chaque pays a son petit monde, son cercle où trouver de l’information. Ce qui pose un vrai problème aux grands médias, notamment papier. Est-ce qu’à l’avenir on va continuer à recueillir des informations, les sélectionner, les hiérarchiser, bref, ce qui est le travail de base d’un média, ou va-t-on se contenter d’un site sur lequel chaque lecteur zigzague en fonction de ses intérêts ? Peu de choses vous poussent aujourd’hui à vous intéresser à ce qui n’est pas directement dans votre champ de vision. Quand, dans un quotidien, on titre trois jours de suite sur l’Indonésie, vous finissez par vous demander ce qui se passe dans ce pays. Si vous vous informez uniquement via les sites liés à vos centres d’intérêt, à aucun moment vous ne vous poserez cette question.
Les journalistes n’assument pas assez leur rôle de passeur, ne prennent pas suffisamment les lecteurs par la main
pour les emmener vers des questions, des sujets qui ne les intéressent pas de prime abord. Il faut dire aussi que
les journalistes se heurtent à l’obsession du clic et de la médiamétrie. Les gens ont cliqué sur tel article, donc il faut écrire sur tel sujet. C’est idiot. Enfin, il y a un point très problématique : la grande presse aime parler des
institutions. J’ai ainsi été envoyée à Cuba parce que le Pape s’y rendait. Ce qui fait que la société civile reste dans
l’ombre. Pourtant, on serait furieux si un journaliste iranien montrait la France en la résumant à François Hollande. Nous, journalistes, nous avons du mal à refléter la vie quotidienne des sociétés que l’on traverse.
D.E. : Altermondes naît en 2005. Le mouvement altermondialiste est alors en plein essor. Les analyses qu’ils portaient se sont depuis avérées valides. Pourtant, les choses ont peu bougé. Y a-t-il encore des raisons d’espérer ?
E.M. : C’est dans la société civile que l’on trouve les ultimes raisons d’espérer. Il s’y exprime une extraordinaire vitalité à travers les mouvements engagés dans l’économie sociale et solidaire, l’économie circulaire, l’éducation populaire, le convivialisme… Une multitude d’initiatives créatrices, un peu partout, mais qui sont ignorées des partis politiques et des administrations. Il faudrait que ces initiatives se fédèrent pour constituer une première force. Nous sommes dans une époque où de plus en plus dominent le calcul, l’intérêt, le profit, la finance et l’anonymat. Nous voulons une civilisation où, au contraire, se développent la convivialité, l’amitié, la solidarité, les relations personnelles. Nous rassembler est donc le premier objectif. Ensuite, élaborer une pensée qui nous permette de changer de voie, de sortir de celle qui conduit notre monde à la catastrophe. De nouvelles poussées d’humanisme, de civilisation pourraient en émerger. Nous n’en sommes qu’au stade préliminaire, il faut d’abord prêcher contre le sens dominant des événements, contre le probable. Il faut se battre pour l’improbable. Cela me fait penser à une anecdote.
En 1960, Che Guevara demande à Fidel Castro : « Quand les États-Unis reconnaîtront-ils Cuba ? » Et Fidel lui répond : « Quand le président des États-Unis sera noir et le Pape argentin ». Ce qui me fait espérer, c’est l’inattendu.
P.M. : Depuis 2014, Altermondes est éditée par une coopérative qui intègre des membres de la société civile. Qu’en pensez-vous ?
F.A. : Dans la presse, tout le monde tâtonne pour trouver de nouveaux modèles. Cette inventivité est formidable.
Je suis curieuse de savoir comment vous y êtes parvenus, ce que ce modèle vous permet de faire et de ne pas faire. Cette époque, si dure, est aussi grisante car elle nous contraint à inventer.
E.M. : Il faut un entêtement formidable pour que les projets qui semblent peu possibles réussissent. C’est la
fameuse formule de Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors, ils l’ont fait. »
Photographies de Elodie Perriot