

Novlangue : crise… de rire !
Partager la publication "Novlangue : crise… de rire !"
- Google+
- Impression
Les mots que nous utilisons en disent souvent plus que le sens que nous voudrions leur donner. Certains même, en prétendant décrire une réalité, finissent par y faire écran de fumée. Nos deux bûcherons anti-langue de bois, Franck Lepage et Philippe Merlant, s’attaquent cette fois à la « crise ».
La mystification commence en 1973 avec la « crise pétrolière ». Coup de génie des classes dominantes relayées par des médias aux ordres, qui nous informent que des décisions prises très loin de nous et sur lesquelles nous n’avons aucune prise auront des répercussions sur notre niveau de vie. Le président Pompidou – ancien fondé de pouvoir de la banque Rothschild -, l’annonce à la télé : il va falloir se serrer la ceinture. Finie l’abondance ! Peu de temps après, est entérinée la fameuse « mondialisation », un gag dont le véritable nom est la dérégulation et dont l’enjeu est de faire sauter toutes les barrières du droit qui encadraient la prédation par les possédants.
Qu’est-ce qu’une crise économique ? Un manque de richesses. La richesse a-t-elle disparu ? Bien sûr que non : la France la transpire par tous ses pores ! Un seul chiffre : entre 1978 et 2014, c’est le cinquième pays le plus riche du monde a doublé son Produit intérieur Brut en volume (c’est-à-dire sans tenir compte de l’inflation). Dans le même temps, la part des salaires dans la valeur ajoutée a chuté de près de dix points (de 67 % à 57 % environ) au profit… des profits. Et l’essentiel de ce basculement a eu lieu dans les années 1980, les années «socialistes »…
Depuis la fin des années 1970, plus de 1 000 milliards d’euros supplémentaires se baladent en France. De quelle « crise » s’agit-il alors ? A la fois d’une crise de surproduction et d’une crise de répartition de la richesse produite. L’objectif est de défaire méthodiquement – pardon, de « réformer » – la protection sociale, en s’attaquant aux avancées issues de 1945 : détérioration du pouvoir ouvrier sur la sécurité sociale par De Gaulle avec les ordonnances de 1967, qui organisent la « parité » ; démolition de la souveraineté salariale sur la formation avec la loi Delors de 1971 ; mise à mal progressive des retraites à partir du livre blanc de Rocard en 1991, puis de l’assurance-chômage avec Jospin, et de la santé et des allocations familiales avec Hollande… Le projet totalitaire d’une société entièrement marchande a ses metteurs en scène pour nous rappeler qu’il y a crise et qu’elle a un cadre : l’Union Européenne, qui – Dieu merci ! – est là pour nous protéger.
Que dit l’étymologie ? La krisis grecque désigne le « moment où l’avenir se décide ». C’est l’heure du choix, de la remise en cause, de la décision… Où donc forcément plusieurs options s’offrent aux protagonistes. N’est-il pas comique de constater qu’aujourd’hui, c’est l’inverse qui se produit : le terme est usé, abusé, utilisé jusqu’à plus soif pour nous convaincre qu’une seule politique est possible !
Le problème, c’est qu’à force de durer, de se pérenniser, on ne sait plus à quel autre terme se vouer quand une vraie crise apparaît, comme celle de 2008. Ne reste plus alors qu’à verser dans la surenchère. On évoque désormais l’« état d’urgence », décliné sur tous les modes : sécuritaire, bien sûr, mais aussi écologique, économique et social…
Quand une « crise » dure depuis quarante ans et qu’en plus elle est mondiale, il ne s’agit plus d’une crise, mais du fonctionnement normal d’un système. Il est temps de mettre la crise en crise !
PHIILIPPE MERLANT, journaliste, co-auteur de Médias : la faillite d’un contre-pouvoir (Fayard, 2009).
FRANCK LEPAGE, fervent militant de l’éducation populaire, créateur des conférences gesticulées.