

Edwy Plenel « Une nouvelle loi fondatrice pour garantir le pluralisme et l’indépendance »
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Huit ans après sa création, et malgré un chemin semé d’embûches, Mediapart représente aujourd’hui le modèle du média citoyen qui a réussi. Solidaire d’Altermondes depuis sa relance en 2014 1, son directeur de publication Edwy Plenel explique ici les difficultés inhérentes à ce type de médias, en pointant notamment les responsabilités de la puissance publique.
La presse est en crise depuis de nombreuses années. Quel regard portez-vous sur les récentes évolutions du monde médiatique français ?
Edwy Plenel a été l’un des intervenants à la conférence de presse de lancement de la nouvelle formule d’Altermondes et a co-rédigé une tribune en faveur des médias citoyens.
Edwy Plenel : La situation s’est dégradée parce que les pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’exécutif comme du législatif, n’ont pas été au rendez-vous de la rénovation de l’écosystème de l’information. Des propositions sont pourtant sur la table depuis un moment. J’ai, par exemple, participé à la Commission sur les droits et les libertés à l’âge du numérique, créée à l’initiative du député Christian Paul. Elle était composée de 13 parlementaires, toutes tendances confondues, et de 13 représentants de la société civile. J’étais le seul journaliste. En septembre 2015, nous avons rendu un rapport sur la nécessité de poser un cadre global qui garantisse le droit de savoir et la liberté de dire à l’ère du numérique. J’emploie ces expressions plutôt que liberté d’information et liberté d’expression parce qu’elles montrent que les enjeux ne sont pas que les enjeux des professionnels. Le droit de savoir, c’est le droit de connaître ce qui est d’intérêt public. Tout le monde y participe : les citoyens, les lanceurs d’alerte, les journalistes. La liberté de dire rappelle qu’aujourd’hui tous les citoyens peuvent exprimer leurs opinions directement. Ce rapport plaidait pour une grande loi fondatrice, comme le fut la loi de 1881 sur la liberté de la presse. À la place, l’État a bricolé et ne s’est pas attaqué au cœur du problème : le rapport entre le pluralisme, l’indépendance et le pouvoir économique. Aujourd’hui, une dizaine de milliardaires qui n’ont rien à voir avec l’information contrôlent l’ensemble des médias privés, qu’ils laissent travailler tant que les journalistes ne touchent pas à leurs intérêts. Le cas de Vincent Bolloré à la tête de Canal + en est un exemple flagrant : depuis qu’il a censuré un reportage lié à une enquête de Mediapart sur le Crédit mutuel, sa banque, il ne fait que réduire la part de liberté au profit du divertissement et de l’abêtissement.
Diriez-vous que cette régression fait courir des risques à la démocratie ?
E.P. : Tout à fait. Ce qui nous a frappés en 2015 est le résultat d’une catastrophe médiatique. Après le 11 septembre 2001, l’aveuglement idéologique des néoconservateurs américains est devenu un mensonge d’État, transformé en mensonge médiatique, qui a provoqué l’invasion d’un pays souverain, l’Irak, la destruction de son État et sa plongée dans une guerre de religion au cœur de l’islam. Entre 2003 et 2011, sous l’occupation de la coalition américaine, on a recensé au moins 500 000 morts en Irak. De ce désastre a surgi un monstre : Daech. Cette catastrophe a été permise par une forme d’intoxication médiatique, résultant d’un système médiatique en crise, suiviste et conformiste. Il est plus que jamais décisif de remettre au cœur du débat public les informations qui dérangent et pas celles qui arrangent. Il faut que la société se réveille et que les journalistes soient compagnons de ce réveil. Nous, journalistes, nous devons créer une nouvelle alliance avec le public.
Vous évoquez le « bricolage » du gouvernement. Quel devrait être le rôle de la puissance publique ?
E.P. : L’État aurait dû créer des leviers pour permettre le financement durable des modèles alternatifs de la presse indépendante, citoyenne, contrôlée par ses équipes et ne dépendant que de ses lecteurs. Là est la vraie question. Car, pour imposer un modèle économique et réussir à construire une indépendance, il faut avoir du temps. Or, le temps, c’est de l’argent pour pouvoir payer des équipes qui font des contenus de qualité. Les pouvoirs publics devraient faire, dans le secteur des médias, ce qui a sauvé le cinéma français : soumettre les fortunes qui se créent à l’heure du numérique à des taxes levées au nom de l’intérêt public pour abonder un fonds d’investissement pour des médias indépendants comme Altermondes ou d’autres. Nombreux sont les médias qui ont compris que le tout gratuit, le tout publicitaire ne marchait pas et qui essaient de développer leurs abonnements. Mais, pour cela, ils ont besoin de se financer durablement pour pouvoir tenir trois à cinq ans, jusqu’à ce qu’ils atteignent leur point d’équilibre. C’est le point faible de toutes les expériences de presse, ce qui explique les difficultés de Dijonscope, de Marsactu à Marseille ou du Carré d’info à Toulouse. Mediapart a réussi parce que nous avions anticipé ce risque et levé 6 millions d’euros, ce qui nous a permis de tenir trois ans, le temps d’imposer notre modèle et d’atteindre notre point d’équilibre. Plutôt que de s’engager dans cette voie, le gouvernement a pérennisé un système d’aides publiques très injuste, qui ne profite qu’aux plus importants. Attention ! Il ne s’agit pas de demander à l’État de nous aider, mais de reconnaître que la presse connaît une révolution industrielle, qui est tout à la fois une période d’opportunités et de régressions. Il ne peut donc se contenter de laisser s’accélérer la dégradation de ce qui est au cœur de la vie démocratique : le pluralisme, l’indépendance et l’intégrité de l’information.
Qu’est-ce qui explique cette fragilité des médias alternatifs ?
E.P. : Je l’ai dit : ce secteur est en situation de fragilité, d’abord, parce qu’il n’a pas les moyens de construire son modèle. Par ailleurs, à l’ère du numérique, avoir une ligne éditoriale avec des convictions ne suffit plus à imposer durablement un journal. Nous nous adressons à des citoyens qui disposent déjà de beaucoup d’informations et qui surtout peuvent exprimer eux-mêmes leurs opinions. En créant leurs blogs, en lançant leurs pétitions électroniques, en s’exprimant sur les réseaux sociaux… Pour le dire brutalement, ils peuvent se passer des journalistes pour dire leurs opinions.
C’est plutôt une bonne nouvelle ?
E.P. : C’est une formidable conquête démocratique. Car elle fait tomber de leur piédestal les journalistes qui se comportaient en directeurs de conscience. Nous sommes renvoyés au cœur de notre métier : un journal est d’abord sommé de créer de la fidélité par la qualité de ses informations et de ses investigations. Par exemple, Smockey, du Balai citoyen, au Burkina Faso, m’a raconté comment une révélation a eu un effet levier sur la mobilisation qui a conduit à la chute de Blaise Compaoré. Un jeune burkinabè avait trouvé la mort sur une route, parce que sa voiture avait versé dans le fossé. Il n’y avait pas de lumière et les côtés de la route n’étaient pas stabilisés. Une investigation a prouvé que cette route avait été construite sur des fonds européens, qui prévoyaient de financer les bas-côtés et l’éclairage. Mais l’argent avait servi à la construction d’une villa pour le président ! Dans la période actuelle, je crois beaucoup à l’effet citoyen de l’enquête. D’autant plus que nous sommes aussi des médias participatifs, nous accueillons ceux qui s’expriment, ceux qui se mobilisent, ceux qui s’engagent… Nous devons leur apporter un plus qui va leur donner du courage.
Et en attendant que la puissance publique n’intervienne, que faire ?
E.P. : Reste à créer des solidarités entre nous, à s’aider, à créer des réseaux, peutêtre même des bouquets de programmes, inciter les lecteurs à s’abonner en bloc aux uns et aux autres, etc. Nous devons aussi continuer à mener des batailles, comme celles que nous avons conduites avec le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil). Si l’ensemble des médias citoyens qui subissent la crise lançaient, dans le cadre de la campagne présidentielle, un manifeste, nul doute que Mediapart soutiendrait cette démarche.
Photo : Edwy Plenel avec Philippe Merlant lors de la conférence de lancement de la nouvelle formule d’Altermondes, le 16 septembre 2014. Crédit : Camille Millerand